Des irruptions de manifestations extraordinaires du désastre

 

Je ne connais pas le cinéma de Jean-Gabriel Périot. Cinéphile/cinéphage, je peux néanmoins en imaginer certains éléments au gré de ces conversations. Mais là ne me semble pas le plus important.

Alain et Jean-Gabriel (ils apparaissent sous leurs prénoms dans leurs échanges) discutent des images, du cinéma, de la mémoire, de certains événements, de philosophie, donc de politique.

Quelques éléments choisis subjectivement.

Les femmes tondues de la Libération, un livre d’Alain et un film de Jean-Gabriel « en faux contre l’approche déplorative et victimiste habituelle, volontairement ou involontairement exhibitionniste aussi, de cette question ». Ce que peut dire l’écriture ou l’agir cinématographique, l’imaginaire modelé et les éléments de la réalité.

Le cinéma « politique », le déploiement des techniques cinématographiques, les constructions et les coutures comme affirmation d’une subjectivité, les trouées dans notre quotidien, l’acte de filmer et celui de montrer, le saisissement d’un trait d’époque, la part d’ombre résiduelle, les nouvelles formes d’appropriation des images mouvantes, « la télévision n’est pas un espace d’autonomisation du spectateur ». Regarder au cinéma c’est lever la tête…

Le générique, celles et ceux qui n’accèdent pas à la « dignité » du nom, une liste n’est pas un ensemble, celles et ceux qui ont été repoussé·es dans l’ombre, la politique des noms, les caractères d’affiche et le fétichisme…

Histoire, Auschwitz, le point de non-retour, la catastrophe a une histoire, des films comme résistance aux « temps brisés », le montage en séries d’images isolées, le vide de l’espace et la torsion du temps, la violence et « le « cœur noir » que les images cachent, que ces images taisent », aller chercher ce qui se tapit en chaque image…

Violences des images, images de la violence, Hiroshima et les femmes tondues de la Libération, Marguerite Duras et Alain Resnais, Hiroshima mon amour, nos parts de monstrueux, ce qui nous enferme dans la position de la/du spectateur/trice, la dépolitisation des situations et l’instauration d’un principe d’équivalence généralisée… Je souligne l’intensité des dialogues, la force des réflexions politiques. « Aucun cadavre ne peut « écrire l’avenir », il ne concerne que le présent ».

Contre l’« hollywoodisation » de l’acte de tuer, la nécessaire mise en abyme de ce qui apparaît toujours pour une part incompréhensible. Nous ne voulons pas voir le cœur barbare de notre modernité, la puissance meurtrière d’un système de valorisation du travail mort, les productions de terreur réglées et démonstratives.

La sidération nous empêche de penser la politique, les faces noires des imaginaires collectifs, les moments d’effondrement des normes, les dimensions mortifères…

Les corps au travail, les corps résistants, les traits structurels de la démocratie étasunienne – raciste et suprémaciste. La violence omniprésente dans les rapports sociaux, les dominations et l’exploitation, ces « choses avec lesquelles nous ne saurions composer, dont nous ne saurions nous accommoder »…

Ce qu’il en est des possibles avec le cinéma, ce qui peut se voir, ce qui devient signifiant, « un lieu dans lequel un geste peut advenir », des moments où l’on se laisse happé·e et où on peut s’oublier, « le réel n’est pas réductible à des images ». La puissance émancipatrice permise par des rêves éveillés, la transformation d’un regard ou d’un geste en promesses, ce qui agit sur notre manière de nous projeter…

Les vaincu·es de l’Histoire, les espaces pour penser par soi-même, le film comme « objet lacunaire », les regards sur ce qui pourrait se tapir à l’ombre de cette histoire que certains voudrait achevée, la production de l’enfer sur terre, « nous vivons dans et non après Hiroshima, comme nous vivons dans et non après Auschwitz ».

J’ai particulièrement été intéressé par le chapitre « Hiroshima et ses fantômes », les dialogues sur ce que pourraient être les survivant·es, la transmission des récits, le négationnisme historique, l’élimination industrielle, les tentatives maladroites de formulation des « conditions nécessaires pour que des catastrophes et leur mémoire puissent ouvrir sur l’impossibilité qu’elles se reproduisent » et la compréhension de pourquoi cela ne nous ne prémunie « contre aucune de ses reprises », la responsabilité « qui se situe au cœur de la dimension politique, dans le présent, des crimes d’Etat », la nécessité de « se tenir à la hauteur du crime dont on a hérité sans en être coupable », la lutte pour la reconnaissances des crimes historiques, la mémoire du passé comme adresse aux vivant·es…

Désespérer ne sert à rien. C’est de plus, quelque part, indigne de l’espérance enfouie au cœur des actions humaines…

Des conversations pas du bavardage. Une invitation à penser, à ouvrir « des brèches dans les murailles, les tours et les donjons de l’ordre administré ».

 

Didier Epsztajn
Entre les lignes, entre les mots
18 octobre 2018
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